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par Montrachet » lun. 04 déc. 2006 19:31
Un texte de L’express, très instructif, en autre chose la mention «Aucune réglementation ne contrôle ces flacons dégriffés, pièges redoutables pour les consommateurs».
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Montrachet
Les grands crus dégriffés, L'Express du 24/01/2005
par Eric Conan
Faux amis ou belles affaires pour les initiés? Nous avons enquêté sur les seconds vins des grands châteaux bordelais
Le génie bordelais tient non seulement à des terroirs d'exception, mais aussi à un sens légendaire du commerce. Pour le meilleur et pour le pire, ainsi que l'illustre l'explosion des «seconds vins».
Le négoce ayant, comme la nature, horreur du vide, ce deuxième marché s'est ouvert quand la hausse vertigineuse de leurs prix a rendu les grands crus inaccessibles au commun des mortels. Que boire de distingué quand l'essentiel du classement de 1855 part à l'étranger? Les crus bourgeois se mirent sur les rangs, mais les grands châteaux ont compris qu'ils pouvaient tirer parti de leur propre inflation en vendant sous leur marque les cuves qu'ils jugent indignes d'entrer dans leurs grandes bouteilles.
«Chaque parcelle a en théorie sa chance: les jeunes vignes ne sont pas exclues a priori», explique Jean-Philippe Delmas, le maître de chais. Issue de l'assemblage soigneux de plusieurs cépages, l'élaboration d'un grand bordeaux laisse un «reste» loin d'être imbuvable.
Chez les plus grands, cette tradition remonte loin. Le Château Pichon-Longueville Comtesse de Lalande a ainsi trouvé dans ses archives trace de l'envoi de son second vin à l'Exposition de Moscou, en 1874. Et le Pavillon de Margaux, second du premier cru classé de Margaux, existe depuis 1908. «Le but du second vin est de rendre le premier le meilleur possible, explique son maître de chai, Paul Pontarlier. Il reçoit le produit des jeunes vignes, qui, avant dix ans, ou plus dans certaines parcelles, donnent des vins fruités mais manquant de finesse et de complexité. Et puis il y a les mystères des relations entre sols et millésimes: certains terroirs excellents donnent des vins moins intéressants lors des sécheresses.» Paul Pontarlier procède à un second assemblage - le résidu partant cette fois en vrac gonfler le flot anonyme des bordeaux génériques - pour obtenir un «second qui doit être un modèle réduit du premier: même typicité, mais avec un peu moins de tout - moins long, moins complexe, moins riche».
A goûter ce qui se présente sur le marché, beaucoup de seconds vins n'ont qu'un rapport éloigné avec cette définition idéale. Aucune réglementation ne contrôle ces flacons dégriffés, pièges redoutables pour les consommateurs. Car le phénomène, d'abord réservé aux crus classés, a pris ces dix dernières années une ampleur commerciale anarchique: les crus bourgeois s'y sont mis, on découvre des seconds vins jusque dans le Languedoc, et l'on peut voir aujourd'hui un côtes-de-blaye proposer son second vin «en cubitainer à 3 € le litre»...
Beaucoup de ces vins ne sont que la traduction commerciale de pratiques désolantes. Des châteaux, qui ont inconsidérément accru leurs surfaces ou leurs rendements, s'efforcent ainsi de défendre leur rang au travers de la rareté d'un premier vin de plus en plus sélectif, tandis que tout le reste (parfois plus de 50% de la production) est survendu, grâce à une étiquette qui rappelle le premier, dans les foires aux vins, à l'étranger ou sur les tables de certains restaurants.
«Il y a des second vins qui sont la poubelle du premier, mais rapportent bien plus que lui!» explique, avec sa franchise habituelle, Jean-Hubert Delon, propriétaire de Léoville Las Cases. Beaucoup se sont éloignés de la démarche rigoriste rappelée par Christine Valette, de Troplong Mondot (grand cru classé de saint-émilion) dont le second vin, Mondot, ne recueille en moyenne que 10% de la production et au maximum 30% dans les années très difficiles: «L'objectif est d'avoir le moins de second vin possible, puisque le but, c'est que chaque parcelle soit un jour à la hauteur du premier vin. Sinon, il ne faut pas la garder.»
«On nage dans les deuxièmes vins, confirme Jean Gautreau, jeune retraité du négoce et propriétaire de Sociando-Mallet, qui produit l'un des meilleurs seconds, la Demoiselle de Sociando. «La pénurie artificielle, créée au niveau des premières étiquettes pour élever leurs prix, produit un encombrement de seconds. On vend alors les premiers aux négociants à condition qu'ils prennent le reste et ils ne savent plus qu'en faire!»
Mais si les seconds vins se présentent trop souvent comme des faux amis, attrape-gogos et pièges pour «buveurs d'étiquettes», ils peuvent constituer, lorsqu'ils sont faits avec talent et honnêteté, de belles affaires pour l'initié. Ajoutons, puisque rien n'est simple, qu'il y a, même chez les meilleurs, différentes écoles quant à la façon de faire un second vin.
Le purisme consiste, comme à Haut-Brion (premier cru classé de graves), à raisonner sur une seule surface. «Depuis 1904, Bahans Haut-Brion est issu d'une sélection portant sur l'ensemble du domaine, explique Jean-Philippe Delmas. Lors de la dégustation annuelle, chaque parcelle a en théorie sa chance: les jeunes vignes ne sont pas exclues a priori. Même ligne à Cos d'Estournel (deuxième cru classé de saint-estèphe), où le deuxième vin provient de parcelles replantées et destinées, dans quelques années, à faire le grand vin.
Car, chez d'autres, les deux vins proviennent de parcelles différentes, le second vin ayant pour finalité de recevoir, en plus, les cuves indésirables du premier selon les millésimes. Comme à Las Cases (deuxième cru classé de saint-julien), dont le second, le Clos du Marquis, est un «autre vin», issu d'une parcelle de 40 hectares créée en 1902, qui reçoit en moyenne 20% de vin venant des 60 hectares du grand Las Cases. «Léoville Las Cases, qui comprend en réalité deux propriétés avec des caractéristiques de terroir bien distinctes, produit par conséquent deux types de vin de goûts différents, malgré une filiation évidente», explique Jean-Hubert Delon. Mais la perméabilité entre eux permet de privilégier les cabernets dans le grand vin: les années favorables, comme 1996, 2000 et 2003, toutes les cuves de merlot et de petit verdot de Léoville sont «descendues» dans le Clos.
Cette sélection parcellaire va encore plus loin lorsque la différence entre cépages devient permanente: les Tourelles de Longueville, second vin de Pichon-Longueville (deuxième cru classé de pauillac), provient d'une parcelle isolée de 30 hectares plantée majoritairement de merlot, au contraire du premier vin. Même choix avec la Réserve de Léoville, qui a la particularité d'être le second vin commun de Langoa Barton et Léoville Barton. Il s'agit donc de vins qui n'ont plus la même typicité, le merlot donnant des vins plus précoces, plus faciles et plus flatteurs que le cabernet-sauvignon.
Château Palmer (troisième cru classé de Margaux) a poussé cette logique très loin en créant Alter Ego, qui a pris en 1998 la place de la Réserve du Général. Bernard de Laage de Meux, directeur de Palmer, refuse désormais de parler de second vin à propos d'Alter Ego: «C'est un autre grand vin, on privilégie le fruit et la jeunesse, alors que, pour Palmer, on cherche la complexité.»
L'ambiguïté d'Alter Ego - qui, malgré son nom, n'égale évidemment pas Palmer - symbolise l'évolution de certains seconds vins qui cherchent en fait à répondre à la grande querelle bordelaise de la «parkérisation»: plutôt que de céder à une demande de grands crus concentrés, mais peu acides et aux tanins souples, pouvant être bus rapidement, certains châteaux, résistant à cette «américanisation», préfèrent s'en tenir au classicisme avec leur première étiquette tout en proposant une seconde - pardon, une «autre»: un grand vin à boire plus rapidement, sur le fruit et la fraîcheur.
Après deux décennies marquées par la recherche de concentration et de boisé, les (bons) seconds vins permettent de renouer avec les bordeaux gais, fruités mais très fins, communiant plus avec le terroir et le millésime que ces fatigantes créatures confiturées, maquillées par le chêne et le «microbullage». Le paradoxe est de voir aujourd'hui les chouchous de Robert Parker céder à cette tendance. Si Virginie de Valandraud, le second vin de l'inaccessible Château de Valandraud, est devenu un grand vin à part entière, c'est le 3 de Valandraud (50% de la production) qui fait office d'excellent second. C'est même une agréable surprise de découvrir que Jean-Luc Thunevin, pionnier des «vins de garage», puisse produire, à un tarif surprenant, un vin aussi charmeur et subtil.
Il y a donc, dans ce second rayon à haut risque, d'excellentes affaires pour l'amateur de bordeaux, avec des rapports qualité-prix étonnants. Citons tout particulièrement: la Parde de Haut-Bailly, le Clémentin, la Demoiselle de Sociando, les Fiefs de Lagrange, Duluc, le Clos du Marquis, Tour Léognan, le Marquis de Calon, Bahans Haut-Brion, les Pagodes de Cos, Moulin Riche.
Ces seconds ont souvent pris leur autonomie par rapport aux premiers. Ils ne sont plus «inférieurs», mais «différents», comme le veut l'époque. «Des vins différents pour des plaisirs différents», résume Patrick Maroteaux, propriétaire de Château Branaire (quatrième cru classé de saint-julien) et de son fringant second Duluc. «Après tout, la Missa solemnis et la Sonate «Clair de Lune» sont toutes deux œuvres de Beethoven.»